Il y avait un jardin...

Il y avait un jardin...

29 octobre 2021 Philipp Reubke 7394 vues

Le Goetheanum est touché par les mesures sanitaires actuelles. Les membres de la Direction du Goetheanum formulent dans une série d’articles leur évaluation de la situation. Dans le texte suivant, Philipp Reubke pose la question de l'âme humaine au cœur des crises actuelles.


« Il y avait un jardin, qu'on appelait la Terre... » Lorsque Georges Moustaki interpréta cette chanson en 1971, il toucha le cœur des jeunes de l'époque. Pour les enfants grandissant dans un environnement dominé par l'acier, le béton et l'asphalte, Moustaki chante la planète Terre, une terre vierge aujourd’hui disparue qui offrait de superbes expériences sensorielles en toutes saisons :

« Il y avait un jardin qu’on appelait la Terre.
Où est-il ce jardin où nous aurions pu naître,
Où nous aurions pu vivre insouciants et nus ?
Où est cette maison toutes portes ouvertes,
Que je cherche encore et que je ne trouve plus ? »

La publication en 1972 par le Massachusetts Institute of Technology de Limites à la croissance, étude réalisée pour le compte du Club de Rome, suscita un vif intérêt. Plus de 30 millions d'exemplaires ont été vendus à ce jour dans 30 langues.[1] De même, lorsqu'un politicien allemand publia en 1975 un ouvrage intitulé Le Pillage actuel d’une planète, le livre fit partie pendant des semaines des meilleures ventes.[2]

Les chansons, les études, les livres ont eu un impact pendant 50 ans. Alimentation, agriculture, architecture, gestion de l'énergie et des déchets, transports…, dans la plupart des domaines de la vie et de la technologie, de larges pans de la population ont développé de nouvelles habitudes, saluées au début des années 1970 avec un petit sourire moqueur. Que pouvons-nous faire pour arrêter ce pillage enragé ou nous y opposer ? Et pourtant, la situation n'a pas beaucoup changé. Le rapport du GIEC d'août 2021 est plus inquiétant que jamais : les changements climatiques se produisent de plus en plus rapidement, avec des conséquences de plus en plus lourdes.[3]

Nous nous y sommes habitués...

Dans le concert des réponses et des initiatives, on entend aussi une voix qui s’élève : « Pour protéger vraiment le climat, il faut restreindre les libertés individuelles. La situation est si dramatique qu'il faut forcer les gens à cesser de se comporter de manière nuisible pour l'environnement. ».[4] Le message est clair : pour réaliser ce qui est bon et raisonnable pour la communauté, il faut restreindre la liberté. Ce qui jaillit spontanément du cœur et de la tête de l'être humain peut être dangereux. Le « social rating » (ou système de crédit social), tentative de contrôle des personnes en leur attribuant des « points » pour un comportement souhaitable et en en retirant suite à un comportement négatif, n'est pas utilisé qu’en Chine : il est également approuvé par la majorité des Américains.[5]

Cette petite musique sonne actuellement plus fort encore lorsqu'il s'agit de la santé. Avec l'introduction du « green pass », du « passe sanitaire » ou de la « règle des 2 G » ou des « 3 G »[6] et le fait que les tests deviennent payants au même moment, se met en place, partout, une vaccination quasi obligatoire. Ceux qui sacrifient leur liberté individuelle au nom de ce qui est considéré comme bon pour la collectivité sont considérés comme moralement supérieurs. Mais le problème ne date pas de la crise sanitaire : revenant sur les deux premières décennies du siècle qui a commencé avec le « 11 septembre », François Sureau, écrivain français et avocat auprès du Conseil d’État et de la Cour de cassation, écrivait dès septembre 2019 : « Nous nous sommes déjà habitués à vivre sans la liberté. Il n'est pas nouveau que les gouvernements s’impatientent de la liberté. Il est plus étonnant que le citoyen y consente, parce qu’il est inquiet bien sûr… ».[7]

Certains acceptent le contrôle parce qu'il promet de maîtriser l'imprévisible, de prévenir le mal, le crime, la maladie, la mort. Pourquoi d’autres ont-ils un sentiment mitigé ? Parce qu'ils ont le sentiment qu'avec la liberté, on les prive aussi de la conscience de leur responsabilité, de leur développement spirituel et psychique, d'âme et de culture.

Regard sur la pédagogie

Le petit enfant apprend à se tenir debout et à marcher, à parler, à penser, à découvrir le monde, mais ne le fait pas à travers des injonctions, des interdits, un entrainement ciblé ou des explications spécifiques. Il n'apprend pas parce qu'il obéit, mais parce qu'il le veut : il veut accomplir tout cela par amour pour les personnes qui l'entourent. Emmi Pikler s'exprime de manière assez radicale sur les conséquences d'une assistance constante aux jeunes enfants : « Il est essentiel que l'enfant découvre le plus de choses possibles par lui-même. Si nous l'aidons à résoudre toutes les tâches, nous le privons de ce qui est le plus important pour son développement spirituel. ».[8] Et le professeur de musique Heinrich Jacoby d’ajouter : « Les réglementations, les questions inappropriées et les formes intempestives de soutien perturbent l’enfant dans son épanouissement, il perd la capacité et le courage d'essayer les choses par lui-même, d'improviser et de s’autoriser spontanément ses propres expressions. ».[9]

Rudolf Steiner précise que « l’enfant résiste involontairement à ce qui devrait l'affecter consciemment, surtout pendant les deux premières années et demie de sa vie ».[10] Il pense même qu’à cet âge une éducation basée sur des règles a une action destructrice, non seulement sur le psychisme mais aussi sur le physique : « Si nous mettons trop précocement en place des tentatives pour qu’il se tienne debout ou marche, nous ruinons ses processus neurologiques pour tout le reste de sa vie. ».[11]

C'est chez le petit enfant une évidence : s'il est constamment dirigé de l'extérieur, comme une marionnette, sa volonté, son amour pour le monde, son désir d'apprendre et de se développer s'atrophient. Toute la pédagogie Steiner-Waldorf est conçue de façon à stimuler la force et la délicatesse de la pensée, du sentiment et de la volonté par le biais d'activités dans lesquelles l’enfant s’investit de lui-même. Ses activités et ses apprentissages ne doivent être motivés ni par la récompense ni par la peur de la punition mais par la joie et l'intérêt.[12] Cette stimulation continue de l'activité psychique doit aider l'enfant et l'adolescent à trouver son chemin dans la vie de manière indépendante, à partir de son intérêt et à agir dans la société de façon responsable à partir de sa motivation personnelle.

Diriger l’adulte comme une marionnette par des moyens subtils comme la manipulation, des façons de faire plus énergiques comme la récompense et la punition et des procédures tyranniques qui lui interdisent de recourir à des alternatives idéales et concrètes visant à respecter le bien ne semble pas si tragique. Après tout, l'objectif est d’assurer la santé ! On discute souvent de l’efficacité de telles mesures. Mais n'est-il pas beaucoup plus important de se demander si l'adulte n'est pas menacé par un danger similaire à celui du petit enfant ? Ne nous atrophions-nous pas aussi du point de vue psychique et spirituel lorsque de multiples contraintes nous obligent fatalement à faire ce qui est bien et raisonnable, lorsque nous n'avons plus la possibilité de le reconnaître comme le bien et de nous y engager de nous-mêmes ?

Une éthique individualisée

La liberté d'initiative, le plaisir d'expérimenter et d'« apprendre par l'erreur » ne sont-ils pas les conditions de vie de la culture et de la science ? La possibilité de faire le mauvais choix n'est-elle pas la condition préalable du progrès moral ? Rudolf Steiner était résolument de cet avis : « Il y a progrès moral lorsque le motif d’action ne découle plus simplement d’une autorité extérieure ou intérieure, mais dès que l'être humain s'efforce de comprendre les causes pour lesquelles telle ou telle maxime doit servir de motif à son vouloir. ».[13] L'individualisme éthique qu'il a prôné tout au long de sa vie vise à ce que nous apprenions à n'être guidés ni par des préférences personnelles ni par des prescriptions normatives : « Pas plus qu’il n’est exécuté automatiquement sous l’effet d’une pression extérieure, l’acte ne dépend pas d’un modèle ou d’une règle. Au contraire, cet acte est totalement déterminé par sa substance idéelle. ».[14]

La responsabilité sociale ne doit alors plus être le contraire de la liberté individuelle. Je veux être responsable des autres de mon plein gré ; c'est précisément cela qui me permet de me développer. Tout comme la motivation du petit enfant est annihilée par l'apprentissage dirigé, la volonté personnelle de se développer est anéantie par des règles éthiques universellement valables. « Agis de telle sorte que les principes de ton action puissent être érigés en maxime universelle : cette maxime est la mort de toute impulsion individuelle d’agir ! »[15]

N'est-ce pas la raison pour laquelle la crise environnementale, même après 50 ans de non-intervention dans la liberté individuelle, est de plus en plus forte et que nous ne nous faisons pas confiance pour résoudre la crise sanitaire autrement que par une restriction massive de la liberté ? Les « impulsions individuelles » sont déjà à moitié mortes, rares sont ceux et celles qui croient encore qu'elles pourraient contenir le germe de la guérison de l'organisme terrestre et de l'organisme social.

Que chanterait aujourd'hui Georges Moustaki, décédé en 2013 ? Chanterait-il une chanson dédiée à ceux et celles qui grandissent dans un environnement dominé par les interdictions, les répressions et les contrôles ?

Il y avait un jardin qu’on appelait l'âme humaine,
Où des sentiments, des pensées et des impulsions magnifiques se développaient librement.
Où est ce jardin où l'esprit libre aurait pu naître ?
Où se trouve le cœur dont les portes sont grandes ouvertes à tous les êtres et toutes les dimensions ?
Je le cherche, et je ne parviens pas à le trouver !

[1] Les Limites à la croissance
[2] Herbert Gruhl, Ein Planet wird geplündert. Die Schreckensbilanz unserer Politik. Frankfurt, S. Fischer, 1975.
[3] Rapport du Giec sur le climat : un constat alarmant
[4] « Décarboner vraiment, c'est rompre avec les libertés individuelles, voire avec le pacte démocratique »
[5] « Nevertheless, many generally agree with the underlying idea of social ratings : 70% say it is fair and right to limit access to public resources (transport, education, housing, etc.) based on people’s behavior »
[6] 3 G comme geimpft, genesen, getestet : vacciné, guéri, testé.
[7] François Sureau : « Nous nous sommes déjà habitués à vivre sans la liberté »
[8] Voir le site Erzieherauge
[9] Heinrich Jacoby
[10] Rudolf Steiner, Bases de la pédagogie, GA 303.
[11] Ibid.
[12] « Il n'y a que trois moyens d'éduquer : la peur, l'ambition et l'amour. Nous nous passons des deux premiers... » Voir l’article de Martin Carle « Peur, ambition et amour dans la salle de classe », revue Erziehungskunst, octobre 2019
[13] Rudolf Steiner, Philosophie de la liberté, GA 4.
[14] Ibid.
[15] Ibid.

Traduction: Jean Pierre Ablard

Photo : Xue Li