Rudolf Steiner et la théorie des sens

Rudolf Steiner et la théorie des sens

28 janvier 2024 Christiane Haid 7800 vues

L’incarnation sur Terre est la base du développement du Moi. La relation entre la qualité de la rencontre et les sens supérieurs est l’objet du projet « Mise à jour scientifique de la théorie des sens de Rudolf Steiner ».


Au cours des dernières décennies, la technicisation et la numérisation ont entraîné une perte dramatique des sens[1], ce qui limite fortement et met en danger une activité sensorielle saine. Cela entraîne l’homme dans des processus toujours plus mécaniques et automatise ses actions. Parallèlement, la capacité d’aborder la nature et autrui avec sensibilité tout en reconnaissant les couches profondes de son être s’amenuise.

L’expérience sensorielle du monde est pourtant indispensable à l’expérience du Moi. Elle est même la formation particulière du Moi sur Terre, sans laquelle il ne peut devenir objectif. Rudolf Steiner va au-delà des huit à neuf sens reconnus par la science et en décrit trois nouveaux : le sens du son ou de la parole, le sens de la pensée (également appelé sens conceptuel) et le sens du Moi.

Conditions d’une expérience du Moi

Le sens du Moi nous permet de percevoir un autre Moi. Ce sens est particulièrement menacé par les médias techniques, car il dépend dans son développement de la présence physique de l’autre Moi, comme l’explique Rudolf Steiner : « Ce Moi qui vous anime intérieurement n’est pas le même que le sens du Moi [...]. De même que par l’œil on perçoit le clair, l’obscur et les couleurs, par le sens du Moi on perçoit directement les autres Moi. Il s’agit d’une relation sensorielle avec le Moi. Il faut en faire l’expérience. Et de même que la couleur agit par l’œil, l’autre Moi agit par le sens du Moi. Quand le temps sera venu, nous parlerons des organes sensoriels du sens du Moi comme on parle des organes sensoriels du sens de la vue ou de ceux du visage. Il est juste plus aisé d’indiquer la manifestation matérielle de ces derniers, que celle du sens du Moi. Mais tout est là. »[2] Ceci soulève la question de savoir si la présence physique[3] d’un autre individu est nécessaire pour percevoir un autre Moi par le sens du Moi.

Cette question doit être prise hautement au sérieux, compte tenu de la forte présence des médias et des dernières évolutions techniques, qui permettent, à partir d’une courte vidéo, de créer un avatar (double artificiel) pouvant être présenté à la place de la personne réelle. Ces innovations techniques soulignent encore l’importance des trois sens supérieurs et la question de la reconnaissance des produits artificiels. Le sens de la pensée et le sens du langage nécessitent également une compréhension et un exercice culturel intensif afin de ne pas être réduits à une simple transmission d’informations.

Pour la rencontre sociale et pédagogique entre les personnes, la valeur des rencontres réelles, basées sur une présence physique, ne peut plus être sous-estimée. En tant qu’être humain incarné[4], j’ai besoin de la présence physique de l’autre pour une rencontre au niveau du Moi. Si ce n’est pas le cas, il faut se demander si une rencontre de Moi à Moi est possible.

Les dimensions de ces questions devraient être posées et étudiées afin de pouvoir évaluer de manière réaliste les rencontres médiatisées et d’entretenir une culture générale et humaine des relations sociales. Il ne s’agit pas d’une hostilité envers les médias, mais d’une volonté de comprendre les conditions d’une expérience du Moi. On peut constater qu’il y a là un grand besoin de recherche en vue de découvrir (voire, former ?) l’organe du sens du Moi.

Présentation générale de la théorie des sens

Jusqu’à présent, ont vu jour des présentations individuelles – en particulier des douze sens – par des auteurs anthroposophes. On peut s’y référer. L’ouvrage de Rudolf Steiner Anthroposophie, un fragment (GA 45) constitue le point de départ. Les autres remarques, en partie incomplètes et dispersées, ainsi que les explications avec de riches points de vue supplémentaires dans les conférences et les textes doivent être prises en compte, traitées et présentées de manière à être utilisées avec profit.

L’un des objectifs est une présentation globale de la théorie des sens de Rudolf Steiner qui, incluant une réception de la recherche sur la perception, tienne compte de l’état de la recherche universitaire et rende le sujet accessible à un public plus large.

Un autre objectif est de transmettre une compréhension de la mission centrale des sens pour l’homme et son Moi libre, celui-ci se plaçant à côté des modes d’action routiniers ou automatisés liés à l’information.

La découverte de la manière dont se forme l’organe du Moi est, entre autres, une question pour la recherche médicale. Les approches de Rudolf Steiner sont, par leur originalité, d’une grande pertinence en neurologie, psychologie, philosophie cognitive, phénoménologie, ainsi qu’en pédagogie et anthropologie. Elles peuvent ouvrir des points de vue tout à fait nouveaux pour la compréhension du lien entre corps, âme et esprit.

Collaboration entre différentes disciplines

Le projet « Mise à jour scientifique de la théorie des sens de Rudolf Steiner » rassemble des contributeurs issus de différentes disciplines comme la pédagogie des médias, la médecine, l’art, la littérature et la philosophie. Depuis 2018, trois colloques sur Anthroposophie, un fragment ont déjà eu lieu, un autre se tiendra au Goetheanum, du 15 au 17 mars 2024, sur le thème « Le moi comme communauté – le secret révélé des sens supérieurs ». Depuis 2020, un colloque interdisciplinaire sur la théorie des sens a été mis en place au sein de la section des belles-lettres. Il se réunit deux fois par an et communique les résultats de ses travaux dans des réunions publiques et des publications (Stil, Pâques 2022).

Le projet est prévu pour une durée de cinq à sept ans et comprend au moins un ou deux postes.


1. Hartmut Böhme et Gernot Böhme, Die andere Vernunft, Francfort 1989 ; Horst Rumpf, Die übergangene Sinnlichkeit. Drei Kapitel über Schule, 1981.
2. Rudolf Steiner, GA 170, 16 août 1916 ; 1992, p. 111 sqq.
3. Voir aussi Rudolf Steiner, GA 45, chap. II ; GA 40, Dornach 2009, p. 21.
4. Voir aussi Thomas Fuchs, Verteidigung des Menschen. Grundfragen einer verkörperten Anthropologie, 2020.

Sélection d’ouvrages

- Rudolf Steiner, GA 45 ;
- Hans Jürgen Scheuerle, Die Gesamt-Sinnes-Organisation. Überwindung der Subjekt-Objekt-Spaltung in der Sinneslehre, 1984 ;
- Wolfgang Michael Auer, Sinnes-Welten. Die Sinne entwickeln, Wahrnehmung schulen, mit Freude lernen, 2007 ;
- Friedrich Edelhäuser, Wahrnehmen und Bewegen. Grundlage einer allgemeinen Bewegungslehre, 2022.

Lien pour les dons
Wissenschaftliche Aufarbeitung der Sinneslehre Rudolf Steiners

Un siècle d’existence et des recherches en cours

L’École de science de l’esprit a été inaugurée lors du Congrès de Noël de 1923-1924. En préalable à la commémoration de cet évènement, la Direction du Goetheanum a documenté les projets de recherche actuels de l’École dans une brochure intitulée Einblicke. Certains de ces travaux, à commencer par ceux qui concernent des exercices de perception, sont présentés dans Anthroposophie aujourd’hui.
Sebastian Jüngel