Plus jamais de guerre ! Pour une Europe au-delà des puissances

Plus jamais de guerre ! Pour une Europe au-delà des puissances

17 février 2022 Gerald Häfner 5052 vues

Le 17 février, Louis Defèche s'est entretenu avec Gerald Häfner sur la situation tendue en Ukraine. Entre-temps, l’impensable est arrivé, la Russie a envahi l'Ukraine. L'entretien a été mené avant ces événements, mais Gerald Häfner y ouvre néanmoins des perspectives qui soulèvent des questions allant au-delà de la situation actuelle sur la position que peut adopter l'Europe et sur la manière dont nous pouvons grandir en pensant différemment, au-delà d’une logique d’antagonismes, au-delà d’une politique de puissance.


Gerald Häfner La situation est dramatique. Il s’y déroule des processus dangereux. Plus de 100 000 soldats ont été déployés à la frontière entre la Russie et l'Ukraine. L'Est et l'Ouest rivalisent d'exigences et de menaces sur un ton de plus en plus intolérant et violent. Je suis consterné par la légèreté avec laquelle les médias parlent à nouveau de guerre aujourd'hui au cœur même de l'Europe et par la négligence des propos à son sujet. C’est pour moi un retour à une époque que je croyais révolue.

Le problème est en effet présent depuis quelques décennies déjà. Peux-tu expliquer comment il est apparu ?

Le problème est ancien. Si nous ne regardons que les dernières décennies, nous devons nous rendre à l'évidence : il y a eu une période d'environ 45 ans après la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle l'Europe était divisée par un mur et des barbelés et où les deux parties se faisaient face, les armes à la main. C'était l'époque de la guerre froide, de la « logique des blocs ». Les choses devaient changer en 1989. Ce ne sont pas les militaires, les services secrets ou les gouvernements qui ont surmonté cette logique, mais les citoyens et les citoyennes, des civils. C'est avec des bougies et des chants dans les rues que ce mouvement a commencé, comme en Allemagne de l'Est. Il y a eu des mouvements parallèles, parfois encore plus anciens, dans les pays baltes, en Arménie, en Géorgie, en Pologne, en Ukraine et dans d'autres pays, pour se libérer de cette logique. C'était un mouvement pour l'autodétermination, la liberté, la démocratie, la coopération et la collaboration en Europe. Le mur est tombé et l'Allemagne a été réunifiée.

J'étais à l'époque au Bundestag. Au début, il n'y a eu que des discussions formelles au niveau des gouvernements et donc avec les outils de la politique étrangère. Mais ces événements relevaient pour moi d’une question de future politique intérieure et donc de démocratie, de parlement. Il s'agissait finalement de l'organisation de notre avenir commun. Sur ma proposition, le Bundestag a alors créé une commission spéciale sur l'unité allemande, qui a accompagné l'ensemble des délibérations. Je suis ensuite devenu, avec trois autres collègues, rapporteur du Bundestag allemand pour l'unité : j'ai donc été chargé de suivre de près les négociations, de faire un rapport au Bundestag et de développer du côté du Parlement des propositions pour parvenir à la future unité de l'Allemagne. Une question décisive était de savoir si l'Union soviétique, représentée par Mikhaïl Gorbatchev, donnerait son accord à l'unité de l'Allemagne, de sorte que ce qui était jusqu'alors la zone d’influence de l'Est, c'est-à-dire la RDA, devienne à l'avenir une partie de la RFA. L'accord a été donné à condition que l'OTAN, c'est-à-dire l'alliance militaire occidentale, n'avance pas plus à l'Est. Cela a été discuté à l'époque mais n'a pas été fixé par écrit. Les participants des deux côtés l'ont confirmé.

Or cet engagement a été rompu. L'OTAN a progressé pas à pas vers l'Est. La Pologne, la République tchèque et la Hongrie ont adhéré en 1999 au premier élargissement vers l'Est, suivies en 2004 par la Bulgarie, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovénie et la Slovaquie, en 2009 par l'Albanie et la Croatie, en 2017 par le Monténégro et dernièrement, en 2020 par la Macédoine du Nord. La procédure d'admission est en cours pour la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et la Serbie. La Géorgie et l'Ukraine souhaitent aussi leur admission. À cela s'ajoutent des déplacements de troupes et des manœuvres militaires de plus en plus agressives, des deux côtés d'ailleurs. L’Ukraine a connu en 2013 et 2014 de fortes aspirations à s'orienter vers l'Europe et l'OTAN et les manifeste à nouveau aujourd’hui. Pour l'Occident, tout cela ne fait que confirmer la supériorité culturelle, politique, économique et militaire de son propre système. La Russie, elle, se sent de plus en plus acculée et coincée. Du point de vue des dirigeants russes, l'Ukraine fait partie de leur sphère d'influence. Ils ne veulent pas y tolérer l'OTAN.

L'Ukraine est en outre un pays quasiment divisé. Les contrées orientales autour de Donetsk et de Louhansk sont majoritairement habitées par une population russophone. Les tensions y ont augmenté et la Russie argumente qu’elle doit protéger sa population russe en Ukraine et qu’elle est garante de sa sécurité. L'Occident met en garde contre une invasion et menace de prendre les mesures de rétorsion les plus violentes. L'escalade se poursuit de jour en jour.

Dans nos journaux, les choses sont toutefois présentées différemment de ce que j’ai montré plus haut. Je l'ai volontairement raconté de cette manière, car on n'y lit généralement que les provocations incessantes de Poutine, qui exigent une réaction ferme et unie de l'Occident. Il en va autrement dans les médias alternatifs et de gauche. On y partage plutôt les positions de Poutine, le plus souvent de manière très aveugle et on considère donc que toute la responsabilité et l'agression incombent à l'Occident. Ce n'est pas mieux. Une telle partialité n'est que le reflet de ceux contre lesquels on prétend s'opposer. Mais il faut aussi dire que la Russie de Poutine est agressive, nationaliste, totalitaire. La liberté y est quasi inexistante. La véritable opposition est interdite, réprimée, on enferme les opposants dans des camps et souvent même on les assassine.

Il est donc légitime de dire : laissons les gens choisir eux-mêmes, décider par eux-mêmes. Et voyons s'il existe une autre option : non pas le choix de l'Ouest, des États-Unis et de l'OTAN, ou celui de l'Est, de la grande Russie de Poutine, mais un troisième choix, qui se situe entre les deux (ou plutôt au-dessus des deux) : l'Europe. Une Europe libre, autodéterminée et neutre. Il ne s'agirait alors plus des vieux réflexes ! Il ne s'agirait plus de prendre parti pour l'un ou l'autre camp, mais de les dépasser tous les deux, de construire des ponts, de combler les gouffres qui les sépare, de rassembler l'Europe.

Autant le souhait de la Russie de voir sa « zone d'influence » respectée semble légitime au premier abord, autant l'idée de vouloir limiter ou déterminer par « l'appartenance à un bloc » le libre choix du cours politique de pays indépendants (et donc les choix de leurs populations, de leur souveraineté) est aberrante et peu acceptable à la lumière des faits. Mais si le libre choix n'était pas synonyme de changement de camp, d'appartenance à un bloc, s’il débouchait sur une indépendance réciproque de part et d'autre, alors il serait réalisable sans crainte ni menace massive.

Nous devons donc commencer à penser l'Europe et ce conflit au-delà de la logique des blocs.

Deux courants sont-ils simultanément présents en Ukraine ? D'un côté, le fait de se sentir lié à la Russie et, en même temps, un fort désir de plus de démocratie, de liberté, de droits de l'homme et de plus de liens avec l'Europe ?

Oui, ces deux courants existent. Et ils sont tous deux légitimes. Ce qui est faux, c'est d’attribuer aux gens tel ou tel camp et de présenter les choses comme incompatibles. Ce qui est faux, c'est une politique qui dit qu'un pays ne peut appartenir qu'à l'Ouest ou à l'Est. C'est une vision absurde et antagoniste. En fait, cette époque est révolue. Je voudrais que l'Europe dans son ensemble comprenne qu'elle n'est ni l'Ouest ni l'Est, mais un espace entre les deux, dans lequel nous devons développer nos propres formes de coopération, de collaboration et de protection mutuelle. C'est aussi le cas en Ukraine. Il est tragique que la partie de l'Europe orientée vers l'Occident adopte en ce moment une argumentation qui va croissante et se laisse ainsi « atteler à la charrette de l'Occident ». Il est tout aussi tragique de constater les ambitions de grande puissance que manifeste la Russie et le ton de plus en plus nationaliste et militariste de sa politique. Il serait en revanche approprié de chercher des solutions avec les populations locales, des solutions au-delà de la guerre et des fausses alternatives Est ou Ouest, OTAN ou Russie.

Ces dernières années, l'Europe s'est peu impliquée. La Russie traite directement avec les États-Unis. C'est comme si l'Europe n'était pas là. Comment en est-on arrivé là ?

Il y a eu du côté européen des tentatives d'apporter une autre logique à la situation. Elles continuent d'exister, mais elles sont faibles, pusillanimes, hésitantes. Il y a eu les accords de Minsk et leur objectif visant la désescalade et la pacification de la guerre qui a éclaté en 2014 dans l'est de l'Ukraine. Et il y a la configuration dite Format Normandie, dans laquelle la Russie, l'Allemagne, la France et l'Ukraine négocient ensemble sur le conflit ukrainien. Mais tout cela est plutôt un accompagnement faible et hésitant de la politique de plus en plus agressive que l'on peut observer actuellement de l'Ouest comme de l'Est. Ce sont des pas minuscules, timides. L'Europe n'ose pas mettre sur la table une proposition qui lui soit vraiment propre. Je parle délibérément de manière radicale, car il faut que quelqu'un brise enfin cette logique primitive ! En ce moment, tout se passe comme à l'école maternelle. Chaque camp dit : « C'est toi qui as commencé ! » – « Non ! C'est toi qui as commencé ! ». Et d’ajouter : « Je suis plus fort que toi ! Si tu continues, je te frappe ! » – « Non, c’est moi le plus fort. Si toi tu continues, je te frappe encore plus fort ! ». Nous devrions avoir dépassé depuis longtemps cette escalade mutuelle, que ce soit entre individus, du point de vue de l’humanité ou des États. Nous devrions nous demander : qu'est-ce qui t'a blessé ? Qu'est-ce qui te fait peur ? Que pourrais-je faire pour que tu te sentes plus en sécurité – et inversement…

En fait, nous avons eu en 1989-90 la chance de notre vie. C'est là que nous l'avons manquée. Cela aurait été à l'époque une opportunité et une mission pour l’Europe que de former un espace non aligné de sécurité commune dans cette région d'Europe centrale et orientale, qui a été si longtemps la tête de pont des forces extérieures à l'Est et à l'Ouest. Développons donc en Europe centrale et dans l’ensemble de l’Europe – c'était ma proposition à l'époque – de nouvelles formes de coopération avec une garantie mutuelle de sécurité ! Nous avons même formulé une nouvelle constitution pour l'Allemagne, sous forme de projet. Car la Loi fondamentale allemande exigeait qu'une nouvelle constitution la remplace, dès que l'Allemagne serait réunifiée. C'est pourquoi le préambule de la Loi fondamentale précisait « pour une période de transition ». Car en 1949, il était clair que « seul le peuple peut se donner une constitution ». Mais comme la division de l'Allemagne empêchait alors une partie du peuple d'y participer, nous ne pouvions pas encore nous donner une constitution, mais seulement un texte provisoire ». La disposition finale de la Loi fondamentale était donc la suivante : « La présente Loi fondamentale perdra sa validité le jour où le peuple allemand aura décidé librement d'adopter une nouvelle Constitution ». C'est en référence à cela que j'ai fondé à l'époque une initiative pour un processus constitutionnel à partir de la base. Il y a eu ensuite une commission constitutionnelle commune à l'État fédéral et aux Länder, à laquelle j'ai pu présenter cette proposition. Elle s'est prononcée à la majorité en faveur de cette voie ! Mais le gouvernement fédéral s'y est fermement opposé. Nous avions donc en fait une majorité pour ce processus constitutionnel, mais finalement pas la majorité nécessaire pour modifier la Constitution. Ainsi, malgré tous les bons arguments, la proposition a échoué.

Mais ce qui importe ici, c’est l'idée issue de ce processus. Nous avions reformulé l'article qui permettait à l'Allemagne d'adhérer à des alliances. Et ce, de manière à ce qu'il n'y ait plus que la possibilité d'adhérer à une alliance dont font partie des États qui cherchent à se protéger les uns des autres. En d'autres termes, l'Allemagne devait sortir de la logique des blocs. Elle ne devait pas approfondir les divisions, mais aider à les surmonter. La mission que lui assigne la constitution est la suivante : créer en Europe un espace de sécurité mutuelle, une alliance commune entre l’Europe de l'Est, du Centre et de l'Ouest. Qu'est-ce qui donne aux pays la meilleure protection possible ? Non pas la mise en place, mais seulement la réduction des potentielles menaces militaires. Pouvons-nous donc réduire le potentiel de menace en Europe et nous développer en tant qu'espace commun (non aligné) de paix, de liberté et de coopération ? C'était l'idée, et la chose demeure toujours possible. La voix de l'Europe dans les négociations sur l'Ukraine pourrait être celle qui ne renforce pas l'OTAN ou la Russie, comme le font actuellement de nombreux acteurs d'un côté ou de l'autre, mais qui demande comment surmonter cette logique erronée ? Je pense qu'il y aurait des propositions à faire en ce sens.

Qu'est-ce que cela pourrait signifier pour l'Europe ?

Il y a actuellement un double réflexe au sein de l'UE : d'abord l'assimilation généralisée de l'Europe et de l'OTAN et ensuite l'idée que l'Europe pourrait, en construisant une armée commune, participer à la compétition qui se joue entre les grandes puissances pour ainsi dire à égalité avec les États-Unis, la Russie et la Chine. On pense que ce n'est que lorsque nous aurons notre propre armée et nos propres armes que nous pourrons enfin jouer un véritable rôle. Mais c'est un non-sens. Sur le plan militaire, nous ne pourrons jamais égaler les superpuissances. Cette course est un anachronisme qui mène de plus en plus clairement à une impasse. À l'avenir, le monde aura davantage besoin d'un acteur disposant d'assez de force, d’influence, d'idées et de puissance économique et politique pour enfin briser et changer cette logique crue et atavique du 20e siècle. Le 21e siècle a besoin d'autres façons de faire. La coopération, les contrats, les discussions, les relations et la confiance jouent un rôle bien plus décisif.

Avec une nouvelle politique de ce type, l'Europe deviendrait vraiment un continent doté d'une identité et d'une force propres.
Certaines choses avaient déjà commencé de manière très fragile. Il y a eu par exemple les traités START de réduction des armes stratégiques, le traité du FMI, une série d'accords limitant le nombre d'ogives nucléaires stratégiques et d'armes à moyenne et longue portée en Europe. Mais ils ont été dénoncés sans qu'un nouvel accord ne soit conclu ! La première chose serait donc de commencer à reprendre ces négociations et à limiter les armements. Les autres étapes consisteraient à réduire les forces militaires, puis les tensions, à mener des discussions constructives sur la résolution des conflits, à échanger des observateurs, à s'ouvrir les uns aux autres sur le plan politique et économique et à se mettre en réseau. Et il faut avant tout mettre fin à cette idée absurde qui consiste à dire que les gens ne peuvent appartenir qu'à l'un ou à l'autre camp.

Prenons l'Ukraine. C'est un pays regroupant différents peuples. Il y a beaucoup d'Ukrainiens, beaucoup de Russes et beaucoup de Tatars, pour ne citer que les principales ethnies. Leur culture, leurs traditions et dans de nombreux cas leurs intérêts sont différents. Cela conduit également à des orientations différentes dans les conflits actuels. Tant que l'on pensera que l'Ukraine ne peut et ne doit appartenir qu'à l'un ou à l'autre camp, être comme ceci ou comme cela, il y aura toujours un groupe qui se sentira opprimé. C'est pourquoi l'autonomie doit naturellement exister dans les différentes régions. Il doit y avoir une autodétermination, par exemple pour Donetsk, pour Louhansk, pour Marioupol, pour la Crimée et ainsi de suite. Ce serait déjà un acquis important. Mais tout cela n'est possible que si nous mettons un terme à ces scénarios de menace, si nous démantelons les armes, si nous dépassons la logique des blocs et si nous nous garantissons mutuellement la sécurité. Cela serait possible si l'Est et l'Ouest s'assuraient mutuellement, lors de la conclusion d'un traité, qu'ils ne s'attaqueront plus. On pourrait alors déjà démanteler la majeure partie des armements.

À quoi pourrait ressembler cette politique européenne si nous sortions de la logique des blocs ?

C'est une belle question, car elle n'est jamais posée en politique. Nous devons commencer à vraiment concevoir l'avenir, à le repenser. L'avenir que je souhaite pour l'Europe est celui du démantèlement de cette logique de bloc, de ces potentiels militaires, un démantèlement qui d'ailleurs concerne de plus en plus les frontières. Nous pouvons et devons également dépasser peu à peu l'idée d'un État national unique, ne serait-ce que parce que la population est homogène dans un nombre de pays de plus en plus restreint. Cela signifie que nous devrions de plus en plus commencer à ne plus penser en termes de frontières infranchissables et définitives, mais plutôt les concevoir comme des membranes. Nous pourrions développer des structures qui se chevauchent, dans le sens d'une division fonctionnelle qui ne doit pas coïncider avec les frontières régionales et nationales d’ordre politique. Cette idée, si elle est prise au sérieux, va bien au-delà de la question de la sécurité ou de la question militaire.

Prenons l'exemple des écoles Steiner-Waldorf. Dans chaque pays du monde, elles doivent se conformer aux prescriptions nationales en vigueur. Les prescriptions sont partout différentes. Et chaque école Steiner-Waldorf fait des compromis parce qu'elle doit se conformer à ces prescriptions. Ce qui joue un grand rôle, c’est ce qui est documenté en fin de parcours. Pour cela, on apprend souvent des choses qui n'ont aucun sens du point de vue de la pédagogie Waldorf. Les diplômes scolaires sont déterminés par le droit national et déterminent à l'inverse les contenus de l'école. Mais que se passerait-il si les écoles Steiner-Waldorf se mettaient d'accord entre elles sur les valeurs qu’elles prônent ? Elles pourraient le faire bien mieux. On pourrait aussi l'imaginer à l'échelle nationale. On pourrait alors dire : je vis à Louhansk ou je vis à Kiev et j'envoie mes enfants à l'école Steiner-Waldorf.
Les règles de cette école Waldorf ne sont pas faites par l'État ukrainien, ni par l'État russe ou les États-Unis, mais par les personnes qui se lient à cette pédagogie et qui sont compétentes en la matière. Cet exemple est tout aussi valable pour d'autres domaines, y compris pour l’économie. Les frontières d'un État ou d'un système d'alliances politiques ne déterminent pas avec qui je collabore sur le plan économique. Malheureusement, on continue actuellement à penser en termes d'unités fermées. Nous devons briser cela et aller de plus en plus vers l'autodétermination et l'autogestion dans ces régions.

Beaucoup de gens veulent aujourd'hui renforcer l'État-nation. Dans les structures supranationales et technocratiques, ils constatent une perte de démocratie, par exemple dans l'Union européenne. Que répondrais-tu ?

Ces personnes ont raison dans leur analyse, mais pas dans les conséquences qu'elles en tirent. Le danger technocratique, la tragédie du monde actuel, vient en partie du fait que le droit a été et reste jusqu'à présent national. Le droit trouve sa limite à la frontière de l'État-nation et cela ne peut résoudre de nombreux problèmes. Cela commence par les droits de l'homme et se poursuit par les problèmes écologiques, les problèmes climatiques, par exemple la surpêche dans les océans. Nous ne pouvons pas régler cela uniquement avec une loi allemande ou française. Nous avons besoin d'un droit qui agisse au-delà du niveau national. Nous devons donc développer un droit qui dépasse les États. Si l'on n'a pas d'idée nouvelle sur la manière de procéder méthodiquement, on aboutit inévitablement à la technocratie et au centralisme, et peut-être même, au final, à un gouvernement mondial qui nous dira comment nous devons nous nourrir ou si nous devons nous vacciner. C'est extrêmement dangereux et loin de l'idée qu'il doit y avoir une évolution du droit dans chaque domaine. Cette idée est juste.

En Europe, nous avons besoin de plus de choses à régler de façon commune. Mais en même temps, nous avons besoin d'une garantie structurelle contre le fait que de plus en plus le droit glisse vers l'Europe comme sur un plan incliné, comme le fait la neige au printemps sur le toit. Car le droit suprarégional brise toujours le droit régional. De ce fait, de plus en plus de compétences se retrouvent à des niveaux plus éloignés de la population.

Nous devons briser cette logique et faire en sorte de renforcer le droit parmi les personnes, c'est-à-dire décentraliser, renforcer la subsidiarité. Partout où nous créons du droit, il doit y avoir une autodétermination sociale. À l'ère de la démocratie ou, pour parler en anthroposophe à l'ère de l'âme consciente, le droit n'est plus quelque chose qu'une personne ou une instance peut prescrire aux autres. En tant que citoyens, en tant qu'êtres humains, nous avons tous la même valeur. Au niveau du droit, nous sommes égaux. Rudolf Steiner disait qu'aujourd'hui, on ne peut considérer comme étant du droit que ce à quoi tous ont eu la possibilité de participer. L’enjeu est de renforcer à tous les niveaux la participation directe des personnes par le biais de la participation citoyenne, de la délibération, de la participation, de la démocratie directe, c'est-à-dire du vote. La tragédie d'aujourd'hui, c'est aussi que les petites gens doivent s'en tenir à la législation de leur pays, telle qu'elle est donnée dans leur pays, parce qu'ils n'ont pas d'autres options. Mais ceux qui ont beaucoup d'argent, y compris les grandes multinationales, choisissent le droit qui leur convient ou ne respectent aucun droit, par exemple en ne payant plus du tout d'impôts, car ils peuvent y échapper. La solution n'est pas de fermer les yeux, mais de se poser vraiment la question de savoir quel droit doit être appliqué à quel niveau, de se demander ce que nous devons réglementer et dans quel domaine et ensuite organiser tous les niveaux dans le sens de l'autogestion et de la démocratie.

Comment pouvons-nous élargir cette image pour l'Europe entre l'Ouest et l'Est ?

Tout d'abord, je dirais que les Européens en sont majoritairement là, dans leur âme et leurs aspirations, depuis longtemps. C'est une idée qui vit depuis longtemps dans la tête et le cœur des gens, mais qui ne se concrétise pas politiquement, sauf si l'on se trouve dans une situation aussi dramatique que celle qui prévaut actuellement en Ukraine. On entendra alors beaucoup d'autres sons de cloche, mais cela reste finalement marginal par rapport aux gens qui disent : arrêtez donc cette folie, nous devons trouver des moyens de travailler ensemble et de nous comprendre. Il manque des concepts politiques, des idées tout court. Une idée importante à mes yeux est déjà d'abandonner l'idée que l'État est supérieur à ses citoyens et qu'il est le seul à déterminer et à faire la loi. Nous devons comprendre qu'en tant qu'êtres humains, nous sommes liés par des strates très différentes. L'une d'entre elles est cette strate juridico-politique, une autre est une strate spirituelle culturelle, une autre encore est d’ordre économique. Dans toutes ces strates, il existe différents types de rapports au sein de l'État.

S'agit-il d'aménager le droit dans la sphère économique ? Il s'agit alors de travailler sur l'amour, la collaboration, l'action les uns pour les autres. Quand je fais de l'économie, j'agis toujours pour les autres. Il est intéressant de constater qu'il existe de très nombreuses relations économiques entre l'Allemagne et la Russie. Quand on parle avec les gens, on se rend compte que ce n'est pas seulement motivé par l'appât du gain. Il y a une forte composante humaine et spirituelle. Ceux qui travaillent ensemble se font confiance et sont fascinés par la qualité de l'autre partie. En Russie, on est très orienté vers l'Europe. Mais les Allemands qui travaillent en Russie parlent toujours de leur expérience de cette profondeur de l'âme et du caractère russes, et de cette incroyable force émotionnelle que l'on peut y ressentir. Si nous regardons les États-Unis, nous avons surtout ce « je veux m'imposer », une pensée fortement focalisée sur l'ego. En Russie, on a une pensée fortement axée sur le « nous », sur la communauté. Tout cela peut constituer l'Europe si nous prenons en compte et partageons ces forces et ces qualités. Comment créer un pont ? Que pouvons-nous apprendre d'eux, que peuvent-ils apprendre de nous ? C'est là que tout cela devient réel. Je pense vraiment qu'au niveau politique, il manque des étapes pour y parvenir.

Nous avons l'initiative « Vivre sans arme », où des personnes se déclarent prêtes à vivre sans la protection de l'armement militaire et ne souhaitent pas que l'on continue à acheter et à utiliser des armes en leur nom. Telle est la force morale, la direction morale que nous observons actuellement en Europe. Ce qu'il faut, ce sont des politiciennes et des politiciens, une politique qui prenne en compte cette aspiration et la transforme en réalité. La crise ukrainienne pourrait être et se présente comme une formidable opportunité.

Que se passerait-il si quelqu'un commençait à travailler à partir de cette idée ? Micheline Calmy-Rey, ancienne ministre suisse des Affaires étrangères, a déclaré que l'Europe devait devenir progressivement neutre et non alignée. Si le gouvernement fédéral allemand s'activait dans ce sens avec le gouvernement français, cela pourrait devenir vraiment intéressant ! En fait, les forces seraient là pour cela. Mais il manque les idées, les pensées claires. Il manque aussi la volonté de les formuler politiquement et de les mettre en œuvre, de s'engager dans ce sens. Il manque encore la volonté.


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